LES TRAINS “DECAUVILLE” ET LA GUERRE 1914 - 1918
TOUT COMMENCE PAR DES BETTERAVES. En ce milieu du XIXème siècle, la famille Decauville est propriétaire d’une immense exploitation agricole à Évry Petit-Bourg, aujourd’hui dans le département de l’Essonne, à une trentaine de kilomètres au sud de Paris. L’essentiel de la production est constitué de betteraves sucrières destinées à alimenter la distillerie familiale. A la fin de l’été 1875 la récolte s’annonce exceptionnelle, mais des pluies diluviennes du début de l’automne compromettent le ramassage des betteraves, car les chariots tirés par des chevaux s’enliseront immanquablement dans les terrains gorgés d’eau.
Paul, le fils aîné de la famille, imagine alors de déployer sur les terrains boueux des voies de chemin de fer légères constituées de tronçons de quelques mètres de long, transportables sur place par deux ouvriers et sur lesquelles des petits chariots munis de deux essieux pourront être poussés par des hommes ou tirés par un cheval. En quelques semaines, Paul Decauville fera construire par ses propres ateliers des voies ferrées où les rails à écartement de 0,40 m sont rivés sur des traverses en acier, avec des éléments droits et courbes, ainsi que des aiguillages et des plaques tournantes. Tout est prêt pour le jour où commence l’arrachage des betteraves. La réussite est totale : l’intégralité de la production pourra être transportée des champs vers les aires de stockage en un temps record, ce qui eut été totalement impossible avec l’emploi de chariots. Paul Decauville venait d’inventer le chemin de fer portatif !
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Devant les résultats obtenus à Petit-Bourg, Paul Decauville décide de commercialiser son invention en proposant des écartements de voies ferrées de 0,40, 0,50 et 0,60 m et des wagons adaptés à diverses utilisations. Le succès commercial fut immédiat, non seulement en France mais dans le monde entier. Un grand nombre de secteurs d’activités s’équiperont en chemin de fer portatif : les exploitations agricoles bien évidemment mais aussi les exploitations forestières, les sucreries, les sablières, les mines, les carrières, les entreprises de génie civil et toutes les industries où les transports de pondéreux étaient jusqu’alors effectués par des brouettes ou des chariots tirés par des chevaux.
Au fil des années, le matériel remorqué deviendra de plus en plus diversifié, et vingt ans après l’invention du chemin de fer portatif apparaîtront les premières locomotives à vapeur pour les voies de 0,50 et 0,60 m. Ce type de matériel sera intensivement utilisé par l’industrie pendant plus d’un siècle. Cet incroyable succès a fait qu’en France, le nom de Decauville deviendra synonyme des voies ferrées à voie étroite et du matériel qui y circule, bien que beaucoup d’autres sociétés aient construit du matériel comparable. Quelques lignes d’intérêt local ont été construites en voie Decauville au début du XXème siècle, mais il faut reconnaître que ce type de voies n’était pas l’idéal pour le transport des voyageurs : voitures étroites et peu confortables, vitesse relativement lente des trains qui ne dépassaient pas les vingt kilomètres à l’heure. Ce handicap sera fatal à ces réseaux qui disparaîtront pratiquement tous au début des années trente.
LA VOIE DE 0,60 m ET LA GUERRE DE 1914 - 1918. Dès la fin du XIXème siècle l’armée française se prépare à reconquérir militairement l’Alsace et la Lorraine annexées par l’Allemagne après la défaite française de 1871. L’artillerie française demande au lieutenant-colonel Prosper Péchot d’étudier un moyen de transport pour acheminer au plus près des champs de bataille les pièces d’artillerie (essentiellement les canons de 75) et les munitions. La voie Decauville de 0,60 m s’imposera et, à partir de 1888, Péchot et l’ingénieur Bourdon de la société Decauville mettront au point du matériel spécifique pour l’armée, tant pour les wagons que pour les locomotives. Parmi celles-ci, une curieuse locomotive à deux chaudières encadrant un foyer sera développée et construite à plusieurs centaines d’exemplaires ; cette machine est connue sous le nom de locomotive Péchot-Bourdon.
Dès le début des hostilités ce matériel sera intensivement utilisé sur tous les champs de bataille, et ce jusqu’à la fin du conflit, avec des voies ferrées fixes pour les zones éloignées du front et des voies portatives près des lignes de front. Les armées alliées (Grande Bretagne, Amérique, Canada) construiront leur propre matériel en voie de 0,60 m et les armées allemandes, qui avaient choisi un autre écartement pour ses voies militaires, ont également utilisé les voies de 0,60 m ceci afin de pouvoir récupérer le matériel pris à leurs ennemis. A partir de 1916, les alliés utiliseront des locotracteurs à essence pour acheminer les trains près des lignes de combat : le panache des machines à vapeur rendait trop repérables les convois par l’artillerie allemande. Signalons enfin que dans beaucoup de cas, la pose des
voies sur les champs de bataille était confiée à des travailleurs chinois (voir la page qui leur est consacrée).
On estime que plus de 3 000 kilomètres de voies de 0,60 m ont été posées pendant la durée de la guerre.
L’APRÈS GRANDE GUERRE ET LES VOIES FERRÉES DU MLR. A la signature de l’armistice du 11 novembre 1918, les régions dévastées du Nord et de l’Est de la France ont immédiatement été placées sous l’autorité du Ministère des Régions Libérées (MLR) dont la mission était la reconstruction et le redémarrage le plus rapidement possible de l’activité économique. Les transports de marchandises étaient la priorité de ce ministère car voies de chemin de fer et routes avaient totalement été détruites pendant la guerre. Devant la disponibilité de matériel Decauville désormais inutilisé, le MLR a racheté aux différentes armées voies ferrées, wagons, locomotives et locotracteurs pour installer des voies à écartement de 0,60 m, souvent sur les emprises des anciennes voies à écartement normal ou
métrique, ou remettre en exploitation des lignes fixes exploitées auparavant par les militaires.
Ce réseau de trains MLR était particulièrement dense autour de Saint-Quentin (voir le plan où les voies MLR figurent en bleu (1)). Au sud de Flavy-le-Martel une ligne se dirigeait vers Soissons et à l’ouest une ligne rejoignait la ligne établie entre Noyon et Ham. Dans le Saint-Quentinois, ces voies MLR disparaîtront fin 1921, année où les anciennes voies ferrées ont été remises en service. Dans les départements voisins, certaines lignes ne seront fermées qu’en 1927. A l’arrêt de l’exploitation des trains MLR, le matériel était revendu mais quelques lignes ont été rachetées en l’état par des industriels ; parmi celles-ci, une ligne de quinze kilomètres de long a été reprise par la sucrerie de Dompierre, dans la Somme, qui l’exploitera jusqu’en 1974.
A cette date, une association (l’APPEVA) a repris l’exploitation de quelques kilomètres de ligne (entre Froissy et Dompierre) à des fins touristiques. Ce n’est pas un cas isolé puisqu’il existe actuellement une quinzaine de réseaux touristiques en France qui utilisent du matériel Decauville en voies de 0,50 et 0,60 m. Il est donc encore possible de voir évoluer du matériel ferroviaire à voie étroite mis en service pendant la Grande Guerre.
Hans